
J’ai effectué mon mémoire de DEA sur un sujet d’Histoire Économique avec dans mon jury deux des enseignants qui m’ont le plus marqué à l’Université : Christian Schnakenbourg et Christian Palloix. Le premier m’a sans conteste orienté vers l’histoire économique, tandis que le second m’a ouvert l’esprit avec une analyse hétérodoxe, aux antipodes du courant mainstream, extrêmement stimulante d’un point de vue intellectuel.
Après avoir effectué quelques recherches sur le blog de M. Palloix, je me suis décidé à le contacter pour lui proposer d’ouvrir le bal de ce que j’espère une belle et longue série de portraits. Quelle ne fut pas ma surprise et ma joie de recevoir sa réponse ! Après un premier entretien téléphonique et une visio programmée dans la foulée, nous abordons le vif du sujet, en particulier les cinq grandes périodes qui ont jalonné sa carrière : la période grenobloise, l’expérience algérienne, le retour en France avec le CRMSI dans un premier temps et l’Université d’Amiens dans un second mouvement, et enfin l’expérience dans le monde de l’entreprise.
Silence, moteur, action !
Les années lycéennes
Avant d’aborder le cœur de notre entretien, il me semblait important de nous pencher sur la jeunesse de notre invité du jour. Alors, quel élève était Christian Palloix ? “Je n’étais pas un élève très studieux. J’étais un cancre !”. La réponse peut faire sourire et surprendre celles et ceux qui ont assisté à ses cours ! “J’ai un double ancrage : rural jusqu’à mes dix ans et périurbain, dans la cité ouvrière de l’Abbaye, à Grenoble. Ce double ancrage m’a très vite mis en conflit avec le lycée.” L’arrivée au lycée Champollion de Grenoble est en effet un premier choc. Établissement essentiellement fréquenté par un public urbain et bourgeois, il est toujours compliqué de s’intégrer à une institution peu brassée socialement. D’autant plus que les normes d’accès au lycée (qui commençait alors à notre actuelle classe de sixième) étaient alors particulièrement difficiles : “Sur une classe de 30, on était deux à aller au lycée, les autres s’arrêtaient au Certificat d’Études. Les temps étaient très différents d’aujourd’hui.” Faut-il voir dans cette première confrontation un élément décisif pour l’orientation future des recherches ? “L’enfance et l’adolescence marquent beaucoup.”
“J’étais inscrit en Maths élem., et mon père n’étant pas là, j’ai prétexté que mes parents ne voulaient pas que je fasse ce parcours, et je suis parti en philo ! ”. Mais les regrets font vite place à cette première rébellion. “J’avais un prof de philo qui nous faisait apprendre par coeur le “Discours de la méthode”. J’avais deux petits coussins : l’un pour m’asseoir et l’autre pour me poser ! Je dormais pendant ses cours ! (rires)”. Anecdote amusante, lors du début de l’expérience à l’Université de Grenoble : “J’ai rencontré ensuite ce prof de philo à la fac. Lorsqu’il m’a vu, j’ai vu dans ses yeux que son monde s’écroulait. Comment un cancre pareil peut-il être à l’Université et être mon collègue (rire) !”
En effet, en dépit de ces aléas, la réussite finale est au rendez-vous : “J’ai réussi mon bac parce que je lisais beaucoup par ailleurs”. Une qualité et une compétence, nous le verrons, qui seront plus qu’utiles lors de l’expérience universitaire grenobloise.
L’aventure grenobloise
Après avoir décroché le précieux diplôme, notre jeune bachelier se dirige vers une carrière d’instituteur, toujours dans la région grenobloise. Un choix à la fois de raison et de passion, puisque la nécessité de trouver un revenu pérenne l’oriente vers ce métier, qui lui permettait de poursuivre ses études en parallèle. “J’ai été instituteur pendant une dizaine d’années dans la région grenobloise. J’ai bien aimé ce métier d’instituteur. J’ai toujours aimé transmettre. En un sens, je me considère comme un passeur de savoirs. J’ai toujours apprécié le contact avec les élèves, qu’ils soient petits ou grands !”
C’est durant ces années d’enseignement que se met en place le décorum de la première aventure : l’Université de Grenoble, à la Faculté de Droit et d’Economie. “J’ai suivi des cours en parallèle. Au bout de cinq années, j’ai obtenu le DEA. J’ai découvert l’économie en troisième année, avec quelqu’un qui m’a beaucoup marqué, Gérard de Bernis. Je suis rentré à la Fac comme assistant, et j’ai commencé une thèse avec lui, ça a été le début de l’aventure grenobloise.” C’est en en effet en suivant les cours à la Faculté de Droit et d’Economie que la première grande rencontre structurante s’effectue avec le Professeur de Bernis. Figure de proue de cette période grenobloise, Gérard de Bernis a permis l’émergence de nombreux talents de la recherche.
Cette rencontre fait l’effet d’un électrochoc pour notre jeune instituteur/étudiant. “Gérard de Bernis était un passeur de savoirs. Il n’appartenait à aucune chapelle. Il était à contre-courant. Il n’était pas marxiste ni néo-classique ou libéral. C’était un perrousien. Il avait sa propre construction. C’était un assembleur et un passeur de connaissances. Il nous incitait à lire, et à ne pas trancher dans des positions jusqu’au boutistes. C’était quelqu’un d’ouvert. Tout ça ne le mettait pas en symbiose avec la confrontation de l’époque : les hétérodoxes, marxistes principalement, et le mainstream. Je lui ai rendu hommage dans un article récent de Recherches internationales. C’est quelqu’un qui m’a marqué, c’est lui qui m’a fait rentrer à l’IREP, qui a dirigé ma thèse et ma thèse complémentaire. Je lui dois beaucoup”.
Il n’est pas peu dire que l’Université de Grenoble fut aussi redevable de l’activité de Gérard de Bernis : “Les étudiants venaient pour nous écouter. Gérard de Bernis, bien entendu. J’ai eu aussi ma petite célébrité (rires). Avec Guy Caire, il y avait trois profs très attractifs, et donc les étudiants de Lyon, d’Aix-en-Provence et du Maghreb venaient à Grenoble pour nous écouter. Il y avait à l’époque une aura, qu’on ne retrouve pas aujourd’hui. L’héritage de de Bernis ne s’est pas transmis”. Comment expliquer qu’un enseignant de cette envergure n’ait pas obtenu celle qu’il méritait sur le plan académique (l’introduction de son fameux cours “Fluctuations et croissance” n’a été publié que très récemment), et que ses théories, en particulier le concept d’industries industrialisantes, soit aussi peu utilisé, alors qu’elles semblent très actuelles ? « Ça devrait faire l’objet d’une recherche (rires). Je n’ai pas d’explication. De Bernis a quasiment été mis de côté à l’Université de Grenoble. De même que Rolande Borrelly, avec qui je suis resté très proche et qui était une élève de de Bernis comme moi, s’est réfugiée en fac de lettres ! Quand les médiocres prennent le pouvoir, ils n’ont pas envie de voir d’autres personnes leur faire de l’ombre !”. Un regard courageux et une analyse que l’on retrouve malheureusement trop souvent dans les organisations, quelles qu’elles soient…
L’expérience algérienne
Gérard de Bernis est également en partie à l’origine du choix de carrière de Christian Palloix après sa réussite au concours de l’Agrégation. “Je participais à une équipe, l’IREP Développement, qui travaillait notamment sur l’Algérie. J’ai réussi l’Agreg en 1977, et j’avais le choix où aller enseigner. J’avais la possibilité d’aller à Lyon, mais j’ai laissé la place à un collègue et j’ai choisi Alger. J’avais besoin de rompre avec le milieu grenoblois, qui commençait à se déliter. Je ne m’entendais pas avec tout le monde. J’ai un caractère spécial, je ne suis pas toujours de bonne compagnie (rires). Je suis parti à Alger pour ma nomination de Professeur Agrégé, puis à Oran où j’ai monté le Magistère. Ça m’a beaucoup marqué. J’ai beaucoup aimé, l’Algérie est un pays qui me passionne. J’ai écrit sur l’Algérie, sur le développement économique algérien, sur la transition ratée à l’économie de marché, et sur les problèmes actuels de la captation de la rente par les militaires. La trajectoire de l’Algérie m’attriste beaucoup. Le PIB par tête était deux fois celui du Maroc et de la Tunisie, et aujourd’hui, il est inférieur à celui du Maroc et au même niveau que celui de la Tunisie. Les actifs ont été abandonnés, il n’y a pas eu de relais des investisseurs privés. L’Algérie vit aujourd’hui de la rente. L’agriculture a été laissée à l’abandon. L’histoire économique de l’Algérie est une catastrophe depuis les années 1980.”
On sent à la fois une profonde passion pour ce pays et une grande tristesse pour ces occasions manquées. Certains commentateurs critiquent d’ailleurs aujourd’hui l’action des universitaires français de l’époque, accusés d’avoir fait des pays du Maghreb leur terrain de jeu pour leurs applications théoriques. Figure éminente, Gérard de Bernis a été une cible de choix, point sur lequel Christian Palloix tient à revenir pour rectifier certains éléments. “On a beaucoup glosé sur le fait que le modèle de développement de l’Algérie serait imputable à de Bernis, mais pas du tout . Il y avait beaucoup d’écarts avec la pensée des cadres algériens, qui se méfiaient de de Bernis. Il y avait une distance importante. Il y a eu un décollage fondé sur le développement industriel, plus que sur celui de sur l’agriculture, ce que regrettait de Bernis, pour qui les relations industrie/agriculture étaient importantes et constituaient une dynamique globale. De plus, les industries industrialisantes ont été des industries de biens intermédiaires, mais pas de biens de production. Les industries industrialisantes ne se sont pas développées au sens de de Bernis.”
Une perte qui s’illustre également plus largement dans la perte d’influence des apports de l’Ecole française d’Economie industrielle (EFEI). “Il y a eu une EFEI, avec des composantes multiples, qui reposaient sur des analyses structuralistes, marxistes, ou des approches plus keynésiennes. Mais ça s’est effrité, ça ne s’est pas transmis. A l’époque, il y avait les matrices interindustrielles, qui retraçaient les liaisons entre les différentes industries. Cherchez une matrice inter-industrielle de la France aujourd’hui ! Ça n’existe plus ! Les travaux de Leontieff ont été perdus. On a perdu la bataille idéologique : pendant un moment, on était dominant. Le tournant, ce sont les années 1980, l’arrivée des Socialistes au pouvoir. Ils se sont mis du côté du libéralisme.” Le début des années 1980, qui marquent justement le retour de Christian Palloix au sein de l’Hexagone.
Le retour en France : les expériences du CRMSI et de l’UPJV
A son retour en France, et plus précisément au sein de la capitale, une nouvelle aventure commence, avec la mise en place d’un centre de recherches. “On a monté un centre de recherches, le CRMSI, en liaison avec les organisations syndicales. Le centre était dirigé par un syndicaliste, Jean-Louis Moynot (ancien numéro 2 de la CGT). J’y ai participé pendant cinq ans, période pendant laquelle j’ai travaillé avec Philippe Zarifian sur différents ouvrages.”
Puis vint le temps de l’aventure amiénoise, au sein de la jeune université picarde : l’Université de Picardie Jules Verne. “Je me suis investi dans les centres de recherches d’Amiens, notamment avec la fondation du CRIISEA (Centre de Recherches sur les Institutions, l’Industrie et les Systèmes économiques d’Amiens). J’en suis sorti aujourd’hui car je suis en désaccord avec la manière dont il est géré. Je suis parti dans le LEFMI (Laboratoire d’Economie, Finance, Management et Innovation). Ce n’est pas la tendance de pensée qui me convient, mais je fais avec. Il faut savoir être à l’écoute ! Le sentier que l’on creuse est fait d’apports multiples. Ce n’est pas un courant qui s’entretient de lui-même”. Une philosophie “grand angle” qui n’est pas sans rappeler celle de Gérard de Bernis !
L’expérience du monde de l’entreprise
Dernière grande épopée, un retour dans le monde de l’entreprise, en partie lié aux évolutions du monde de la recherche universitaire. “Dans les années 90, j’ai senti que le Marxisme à l’Université était en difficulté. A Grenoble, on allait dans les entreprises, on faisait du travail de terrain, ce qui ne se fait plus en économie. Il me fallait retrouver le terrain”. Ce désir de toujours enrichir son expérience et de contribuer à rendre plus concrètes les analyses économiques répond aux besoins d’action/réflexion de l’enseignant-chercheur. “Je travaille dans des cabinets pour des “plans de sauvegarde de l’emploi”, comme on dit dans la novlangue. Je travaille avec les syndicats CFDT, CGT ou FO. J’ai d’ailleurs écrit un article sur les pratiques des multinationales dans la revue “Recherches internationales””.

L’actualité et l’avenir
Toujours actif et passionné par la recherche, il est particulièrement intéressant de faire le point sur l’actualité et le futur du monde universitaire en général.
“Je suis un peu les recrutements à Amiens et dans d’autres facs, mais également la manière dont certains anciens étudiants conduisent leur carrière. Aujourd’hui, on est sur la base du clientélisme. On recrute selon les affinités que l’on a, et non sur la qualité intrinsèque des enseignants. C’est le ventre mou ou le libéralisme qui l’emporte. C’est très effrayant. La carrière universitaire se fait dans des revues cotées : ce qui prime est de publier dans des revues mainstream ou assimilées. Le jeune enseignant s’inscrit donc dans ce moule. C’est un vrai désastre en sciences sociales, même si la sociologie a mieux résisté au courant dominant. Elle est restée un point d’ancrage dans la contestation, elle ne s’est pas arrimée au courant libéral.”
Lorsque l’on demande à notre Professeur Emérite s’il est encore possible de se lancer dans une carrière universitaire en réalisant une thèse marxiste, la réponse n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait l’attendre, et l’espoir ainsi que l’optimisme se font sentir lorsque l’on évoque les sujets de recherches d’avenir.
“Why not, pourquoi pas ? Il y toujours des séminaires marxistes qui existent sur Paris, que je fréquente. Pour une petite anecdote, quand j’ai pris la direction du CRIISEA, j’ai senti la difficulté de faire soutenir des thèses marxistes, et donc nous nous sommes abrités derrière l’Institutionnalisme. Or, je ne suis pas du tout institutionnaliste. Le seul que je respecte est le vieil Institutionnalisme américain : Veblen, voire Commons. Encore une fois, les Institutionnalistes sont le ventre mou du courant mainstream. Mais c’était la possibilité d’abriter les thésards sous couvert de l’Institutionnalisme. Il fallait masquer les thèses marxistes pures et dures.”
“Il y a des grands thèmes qui sont incontournables, que va affronter l’Humanité, et qui seront des sentiers de recherches : le changement climatique et son impact sur l’économie, avec en particulier les migrations des populations. C’est également l’accès aux ressources et leur impact sur le fonctionnement de l’économie. Il va bien y avoir une réalité industrielle et agricole qui va se manifester à ce niveau là. La théorie des jeux, que va-t-elle nous apporter sur ces sujets ? Les bonnes questions vont se poser à nouveau. Je suis optimiste sur l’avenir de la recherche et sur le retour d’une pensée hétérodoxe grand angle, car c’est incontournable me semble-t-il”.
Une note d’espoir, qui illustre bien la vision et la philosophie des recherches qui ont été menées par Christian Palloix au cours de sa magnifique carrière. Au nom de l’ensemble des étudiants qui ont eu la chance de suivre un cours ou un séminaire, un seul mot, banal mais sincère, résume parfaitement mon état d’esprit au moment d’écrire ces lignes : merci !
